Obligations légales des réseaux sociaux en matière de modération de contenu

La modération des contenus sur les réseaux sociaux est devenue un enjeu majeur pour les plateformes numériques, confrontées à des responsabilités croissantes. Face à la prolifération de contenus problématiques, les législateurs imposent des obligations de plus en plus strictes aux géants du web. Cet article examine le cadre juridique complexe qui encadre la modération sur les réseaux sociaux, ses enjeux et ses limites.

Le cadre légal de la modération des contenus

La modération des contenus sur les réseaux sociaux s’inscrit dans un cadre légal en constante évolution. En France, la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004 pose les bases du régime de responsabilité des hébergeurs. Elle prévoit une obligation de retrait des contenus manifestement illicites dès leur signalement. Plus récemment, la loi Avia de 2020 a renforcé les obligations des plateformes en matière de lutte contre les contenus haineux.

Au niveau européen, le Digital Services Act (DSA) adopté en 2022 harmonise les règles applicables aux services numériques. Il impose notamment aux très grandes plateformes des obligations renforcées en matière de modération et de transparence. Aux États-Unis, la section 230 du Communications Decency Act offre une large immunité aux plateformes pour les contenus publiés par leurs utilisateurs, tout en leur permettant de modérer volontairement.

Ce cadre légal hétérogène reflète les différentes approches adoptées par les législateurs pour réguler la modération. Il impose aux réseaux sociaux de naviguer entre des obligations parfois contradictoires selon les juridictions.

Les obligations spécifiques en matière de modération

Les réseaux sociaux sont soumis à des obligations précises concernant la modération des contenus :

  • Mise en place de mécanismes de signalement facilement accessibles
  • Traitement rapide des signalements (24h pour les contenus terroristes et pédopornographiques)
  • Retrait ou blocage des contenus manifestement illicites
  • Conservation des données permettant l’identification des auteurs
  • Coopération avec les autorités judiciaires

Le DSA impose en outre aux très grandes plateformes :

  • La réalisation d’audits indépendants sur leurs pratiques de modération
  • La mise en place de procédures de recours pour les utilisateurs
  • La publication de rapports de transparence détaillés

Ces obligations visent à responsabiliser les plateformes tout en préservant la liberté d’expression. Elles soulèvent néanmoins des défis opérationnels considérables pour les réseaux sociaux, confrontés à des volumes massifs de contenus à modérer.

Les enjeux de la modération automatisée

Face à l’ampleur de la tâche, les réseaux sociaux ont massivement recours à la modération automatisée. Les algorithmes d’intelligence artificielle permettent de détecter et filtrer rapidement les contenus problématiques. Facebook affirme ainsi que 95% des contenus haineux sont détectés automatiquement avant tout signalement.

Cette approche soulève néanmoins des questions :

  • Risques de sur-blocage et atteintes à la liberté d’expression
  • Difficultés à appréhender les nuances et le contexte
  • Biais potentiels des algorithmes
  • Manque de transparence sur les critères de modération

Les législateurs tentent d’encadrer ces pratiques. Le DSA impose ainsi aux plateformes de fournir des informations sur l’utilisation d’outils automatisés et leurs impacts. Il prévoit également un droit de recours humain contre les décisions automatisées.

La modération humaine reste indispensable pour les cas complexes. Mais elle expose les modérateurs à des contenus traumatisants, soulevant des enjeux de protection des travailleurs. Un équilibre délicat doit être trouvé entre automatisation et intervention humaine.

La responsabilité éditoriale des plateformes en question

Les obligations croissantes en matière de modération soulèvent la question de la responsabilité éditoriale des réseaux sociaux. Traditionnellement considérés comme de simples hébergeurs, ils se voient de plus en plus imposer des obligations proches de celles des éditeurs.

Cette évolution fait débat :

  • Pour certains, elle est nécessaire pour responsabiliser les plateformes
  • Pour d’autres, elle menace le modèle ouvert d’internet

La Cour de justice de l’Union européenne a apporté des précisions dans l’arrêt Eva Glawischnig-Piesczek c. Facebook Ireland de 2019. Elle a jugé qu’une plateforme peut être contrainte de supprimer des contenus identiques ou équivalents à un contenu jugé illicite, y compris au niveau mondial.

Cette décision illustre la tendance à un renforcement des obligations des plateformes. Elle soulève néanmoins des questions sur l’application extraterritoriale du droit et les risques de censure excessive.

Les limites et défis de la régulation

La régulation de la modération des contenus se heurte à plusieurs limites :

  • Difficultés à définir précisément les contenus illicites
  • Risques d’atteinte à la liberté d’expression
  • Complexité technique de la modération à grande échelle
  • Divergences entre les législations nationales

Le cas du blocage de Donald Trump sur Twitter en 2021 illustre ces enjeux. Cette décision a été saluée par certains comme nécessaire face aux risques de violence, mais critiquée par d’autres comme une forme de censure politique.

Face à ces défis, de nouvelles approches émergent :

La co-régulation

Le DSA promeut un modèle de co-régulation associant plateformes, régulateurs et société civile. Il prévoit notamment la création de codes de conduite sectoriels.

La régulation par la conception

Cette approche vise à intégrer les exigences réglementaires dès la conception des plateformes (privacy by design). Elle pourrait s’appliquer à la modération (moderation by design).

Les initiatives d’autorégulation

Certaines plateformes comme Facebook ont mis en place des organes indépendants de supervision de la modération (Oversight Board). Ces initiatives restent néanmoins critiquées pour leur manque de pouvoir contraignant.

L’avenir de la régulation de la modération passera probablement par une combinaison de ces approches, associée à une coopération internationale renforcée.

Perspectives d’évolution du cadre juridique

Le cadre juridique de la modération des contenus est appelé à évoluer rapidement dans les prochaines années. Plusieurs tendances se dessinent :

  • Renforcement des obligations de transparence
  • Encadrement plus strict de l’utilisation des algorithmes
  • Développement de la responsabilité des plateformes en matière de désinformation
  • Harmonisation internationale des règles

Le Digital Services Act européen, qui entrera pleinement en vigueur en 2024, marquera une étape majeure. Il pourrait inspirer d’autres législations dans le monde.

Aux États-Unis, le débat sur une réforme de la Section 230 se poursuit. Plusieurs propositions visent à conditionner l’immunité des plateformes au respect de certaines obligations en matière de modération.

Ces évolutions devront relever plusieurs défis :

  • Concilier efficacité de la modération et protection de la liberté d’expression
  • Adapter la régulation aux évolutions technologiques (réalité virtuelle, IA générative…)
  • Assurer l’applicabilité des règles face à des acteurs globaux

L’enjeu sera de construire un cadre juridique équilibré, préservant à la fois la liberté d’expression, la sécurité des utilisateurs et l’innovation technologique. Cela nécessitera un dialogue constant entre législateurs, plateformes et société civile.

In fine, la régulation de la modération des contenus s’inscrit dans le débat plus large sur la gouvernance d’internet. Elle illustre les défis posés par la régulation des espaces numériques, devenus centraux dans nos démocraties.